Retrouvailles tectoniques

Le vent et la pluie tambourinaient en rythme contre le petit pub de Luxembourg-ville, animé par une musique aux sonorités celtiques. Jonché le long de l’Alzette, il semblait vulnérable aux éléments. Tandis que la plupart des villes pleurent la pluie, la capitale du Grand-Duché du Luxembourg lui sourit. Au moins quelque chose se passe dehors, la ville est moins inerte qu’à son habitude. Et ce jour-là en particulier, la nature se révoltait plus que les Luxembourgeois ne l’avaient jamais fait. Elle osait crier et se faire entendre.

Stéphane cherchait une place pour se garer près de pub, il n’en trouva pas et dût se garer assez loin de l’établissement. Il n’avait pas envie de déambuler à travers les rues, encore moins sous cette pluie. Lorsqu’il posa ses pieds sur les pavés luxembourgeois, il ressentit un profond dégout.

En entrant finalement dans le pub, il était trempé jusqu’aux yeux. Le lieu était très sombre, seulement illuminé par des touches de lumières jaunes çà et là. Plafond, murs et sol étaient recouverts de bois, comme si l’endroit était une cabane géante aménagée en bar. À la différence que la cabane eut été construite par un bûcheron raffiné, en attestaient les remarquables détails sculptés dans le bois. Le plancher absorbait les pas de Stéphane qui se dirigeait vers son ami Balthazar. Il l’attendait déjà assis à une table non loin du comptoir. Contrairement à Stéphane, son allure était impeccable, toujours capable de s’habiller avec élégance et étonnamment, de passer entre les mailles du filet de pluie. En chemise et veston, il s’intégrait parfaitement dans le décor luxe et bourgeois.

« Stef, mon pote ! » Les deux amis s’enlacèrent. Cela faisait plusieurs années qu’ils ne s’étaient pas vus même s’ils conversaient souvent sur les réseaux sociaux. Après avoir quitté le Luxembourg à 18 ans pour s’installer à Bruxelles, Stéphane ne revenait pas souvent voir ses proches du Grand-Duché. Il ne s’y était jamais vraiment senti à sa place malgré que sa famille y vive depuis plusieurs générations. Le pays était trop propre, trop paisible, trop parfait pour lui. Il avait toujours eu besoin d’aller à contre-courant, trouver un endroit aux valeurs opposées et aux penchants plus marginaux. Il avait donc décidé d’élire domicile à Bruxelles, la capitale belge étant la candidate idéale pour un jeune de 18 ans sans grand moyen.

Les deux hommes commandèrent une bière locale et se mirent à rattraper le temps abandonné. Avant même de poser ses lèvres sur son verre, Balthazar montra fièrement à son ami la photo de sa femme sur son smartphone. Stéphane avait évidemment déjà vu apparaitre la jeune fille dans son fil d’actualité Facebook et avait préalablement établi un jugement présomptueux sur elle. En effet, Balthazar postait quotidiennement des selfies de couples, heureux et amoureux. Nous à la plage. Nous à la maison. Nous au restaurant. Nous en route vers le restaurant. Nous en train de se préparer pour aller au restaurant. Malgré ce bombardement photographique non sollicité, Stéphane était relativement content pour son ami. Enfin… non, ces parfaits clichés lui retournaient l’estomac. Il fut inutile de préciser que les tourtereaux étaient fraîchement mariés, mais Balthazar le fit tout de même. À cette annonce, Stéphane ne put retenir un impromptu : « Évidemment ! » Pas le moins du monde vexé, Balthazar était au contraire ravi que son ami n’ait pas changé de ton depuis tout ce temps. Une fois une ribambelle de photos moches parcourues, il déposa son téléphone sur la table, écran retourné. Ce geste, si commun soit-il, n’avait pourtant pas échappé à Stéphane. Il l’avait même horrifié. Tout comme les galantes du temps de Louis XIV en disaient long avec leur éventail, l’on en dit désormais aussi beaucoup avec un smartphone. Pas seulement en écrivant et en envoyant des messages, mais avec l’objet physique en lui-même. La différence avec les anciennes dames du monde est que ces nouveaux gestes ne sont pas si officieusement codifiés.

Par exemple une jeune fille dans le bus, sentant quelqu’un qui veut l’aborder sans qu’elle le veuille, va déguerpir son téléphone et le fixer pour éviter tout regard embarrassant.

Dans le cas d’une situation entre deux individus autour d’une table, plusieurs cas de figure sont également possibles. Par exemple, l’ami sur son téléphone qui attend que son amie revienne des toilettes et qui range son téléphone dans sa poche aussitôt que l’amie revient : cet ami signifie qu’il veut consacrer sa pleine et totale attention à son amie. Un autre ami qui posera son téléphone avec l’écran vers le haut au retour de son amie : cet ami signifie qu’il invite son amie à faire de même et à s’autoriser mutuellement à surfer de temps en temps.

Pour ce qui était de Stéphane et Balthazar, le téléphone posé sur la table avec l’écran retourné signifiait que l’attention de Balthazar était globalement portée sur Stéphane, mais qu’il était possible qu’il se laisse déranger par une interférence téléphonique. Cet acte déplut fortement au néo-Bruxellois, mais le dire simplement à son ami eut été trop facile. Il décida donc d’attendre vicieusement l’instant où Balthazar recevrait un quelconque message pour lui notifier de façon plus virulente sa désapprobation. Sans du tout s’en rendre compte, Balthazar avait fait monter une pression énorme en Stéphane, une tension qu’il avait du mal à contenir et à canaliser. Si banal cet acte puisse être pour tout un chacun, pour lui c’était de l’ordre du sacrilège. En seulement dix minutes passées avec son ami, la joie de le revoir avait pris un virage abrupt. Il n’avait pas fait tout ce chemin pour être relégué au second rang, pensait-il. Ils étaient amis d’enfance, les meilleurs amis même ! Serait-ce désormais terminé ? La distance et le temps les auraient-ils séparés ? Ou serait-ce le téléphone entre eux deux qui avait érigé un mur électronique ? Stéphane avait été si heureux de retrouver Balthazar, mais il ne savait pas si c’était réellement réciproque. Balthazar, lui qui avait toujours été l’élève modèle ! Malgré leurs différences, ils s’aimaient sans différend. Stéphane avait souvent été narquois envers son ami, mais ce n’était qu’une façade qui cachait ses sentiments profonds. Des pics aux critiques, il n’avait pas peur de lui dire ses sept vérités au risque d’être blessant. C’est ce qu’il avait toujours fait et ferait toujours. C’est juste pour le secouer un peu, pensait Stéphane. Et Balthazar y croyait aussi. C’est pour cela que lorsque Balthazar annonça à son ami qu’il allait être papa, le sec « Quelle idée ! » qu’il lança ne le gêna pas. Une telle réflexion était normale venant de Stéphane et comme à son habitude, il se rattrapa en félicitant son ami d’une tape amicale sur l’épaule. Tout de même un peu plus forte que d’accoutumée.

Tandis qu’ils continuaient leur discussion, Stéphane remarqua que Balthazar lançait de temps à autre des regards vers son téléphone. Faisant rapidement volte-face, de sourire à mépris, Stéphane dit à son ami que si sa présence le dérangeait, il n’avait aucun problème à rentrer illico à Bruxelles. Balthazar savait comment gérer le tempérament de son ami et le calma donc rapidement. Il se rappelait que Stéphane pouvait très vite s’énerver, et redescendre aussitôt. Le calme brièvement rétabli fut mis à l’épreuve lorsque le téléphone de Balthazar vibra un court instant. Il se força à ne pas y prêter attention, sachant désormais que Stéphane était sensible sur le sujet. Il continua alors de converser avec lui, faisant mine d’ignorer l’appel – ou le message ? – qu’il avait reçu. Aucunement dupe, Stéphane avait légèrement plissé les yeux et dessiné un sourire malicieux sur ses lèvres. Le Luxembourgeois prit ça pour un réel remerciement, mais les idées de Stéphane avaient déjà pris une tout autre direction.

Au-dehors, les cieux continuaient de se tourmenter. La rivière, l’Alzette, accueillait des milliers de gouttes de pluie en son sein, comme si elle bombait son torse avant d’accomplir un dessein funeste. Les intempéries étaient telles que, même si quelqu’un réclamait Balthazar, il ne pouvait désormais plus s’aventurer consciemment sur les routes sinueuses du Luxembourg sans y risquer un accident fatal. La pluie et le vent auraient fait déraper sa voiture au moindre méandre aigu. Dans le pub, les deux hommes étaient à l’abri, protégés par la chaleur d’un feu ouvert fraîchement allumé. Leur conversation, elle, s’était cependant éteinte. Suite à l’incident qui s’était déroulé plus tôt, ils avaient perdu l’ardeur de leurs retrouvailles. Stéphane sentait bien que son ami avait l’esprit ailleurs malgré que, fidèle à lui-même, Balthazar s’évertuait à alimenter la conversation de futilités. Il n’en avait pas fallu plus pour que le Bruxellois se mette à douter de la sincérité de son ami. Tous les mots qui sortaient de sa bouche lui sonnaient faux.

Le téléphone se remit inopinément à vibrer. Plus longtemps cette fois. Quelqu’un appelait Balthazar, il devenait évident qu’on voulait le contacter. Il regarda Stéphane d’un air ennuyé et tendit son bras orné de bouton de manchette en direction du téléphone.

« Non. » Sec, dur, Stéphane avait donné un ordre à Balthazar. Son ton n’avait laissé aucune autre interprétation possible. Légèrement déconcerté, il obéit et s’excusa même de la maladresse qu’il avait failli commettre. Stéphane eut un petit ricanement de victoire. Malgré les années passées loin l’un de l’autre, l’emprise qu’il avait sur son ami était restée intacte. Depuis qu’ils se connaissaient, Stéphane se servait de ce pouvoir pour faire faire à Balthazar ce que bon et surtout ce que mal lui semblait. Alors qu’ils n’étaient âgés que de 8 ans, Stéphane avait convaincu Balthazar de ne pas mettre de chaussures pour se rendre à l’école un jour où il neigeait des sacs de farine. « Il faut prouver ta force si tu veux rester mon ami », lui avait-il donné comme justification. « Je ferai pareil, promis. » La vraie raison cependant n’était ni plus ni moins de tester son ami et de voir jusqu’où son emprise sur lui pouvait aller. Le lendemain, le jeune Balthazar avait obéi aux ordres et s’était rendu nu-pieds jusqu’à l’école. Il avançait petit à petit, chacun de ses pas lui faisait l’effet d’une brûlure polaire. « Je peux le faire », pied gauche. « Je vais le faire », pied droit. « Je peux le faire », pied gauche. « Je vais le faire », pied droit. Après avoir péniblement parcouru le kilomètre qui séparait son domicile de l’école, il se rendit compte à son arrivée que Stéphane n’avait pas tenu sa parole. « Je n’ai rien à prouver, moi » était son unique alibi. Balthazar était resté cloué au lit pendant deux semaines après cet épisode, mais il n’avait jamais rien reproché à son ami. Ce jour-là au bar n’était donc qu’un minuscule test comparé à cet épisode cruel de son enfance.

Lorsque le téléphone s’arrêta de vibrer, leur échange reprit normalement. Balthazar savait que Stéphane n’était pas mauvais, il voulait seulement le faire sortir des sentiers battus. Le faire sortir de son mode de fonctionnement standard, de la routine de la vie. Il voulait le défier pour le rendre plus fort, voilà tout. Certes, il trouvait ses méthodes fort peu communes, cependant Balthazar était persuadé qu’il ne lui voulait pas de mal. Du moins, c’est ce qu’il pensait très fort.

Leur conversation abordait maintenant l’univers du travail. Comme tout bon Luxembourgeois qui se respecte, Balthazar était devenu banquier. Évidemment. Il travaillait pour une banque privée du centre-ville et gagnait suffisamment d’argent pour que sa femme n’ait pas à bouger le petit doigt, sauf pour fabriquer ses suspensions en macramés qui la passionnaient tant. Pour les grandes plantes, les petites plantes et même, des suspensions pour les suspensions. Sans la moindre gêne, Stéphane, lui, annonça à son ami qu’il était caissier dans une petite supérette non loin de son appartement deux pièces miteux. Il n’éprouvait aucune honte vis-à-vis de son ami, même si son boulot était de fait moins valorisant. Il compensait avec l’emprise presque satanique qu’il avait sur lui. Stéphane ne put cependant pas s’empêcher de rétorquer « bah ouais » à l’annonce du métier de son ami. « Tu n’allais pas non plus faire un métier qui te salisse les mains. » Inconsciemment, Balthazar regarda ses mains aux ongles parfaitement manucurés. Son métier était, certes, stéréotypé pour un Luxembourgeois, il n’en était pas moins très heureux de l’exercer. Les chiffres sont par définition calculables et donc prévisibles. Pas de surprises ni d’inattendu dans son quotidien, si tout s’opère dans l’ordre logique des choses. Deux plus deux feront toujours quatre. Cette stabilité était vitale à Balthazar, elle lui conférait le besoin primaire de sécurité dont tout être humain normalement constitué souhaite. Et cela représentait donc, pour Stéphane, l’antivaleur absolue. Sécurité était synonyme d’emprisonnement à ses yeux. Dans ce mot et ses valeurs, il n’y voyait que cadenas et serrures, barreaux et clôtures. Vivre en toute sécurité, dans une maison quatre façades, revenait juste à habiter une prison dorée où l’on y respirait un gaz soporifique.

Les bras de Stéphane étaient posés sur la table lorsqu’il ressentit une nouvelle vibration. Celle-ci parcourut toute sa chair et résonna à travers ses os. C’était le téléphone, à nouveau. Et avec lui, toute la table tremblait aussi. Les deux hommes se firent face sans prononcer un seul mot. Balthazar n’osa plus s’avancer vers le smartphone. Les vibrations firent renverser son verre, le petit fond de bière qu’il contenait ruissela sur la table. Bzzzz. Bzzzz. Bzzzz.

Le phénomène était étrange, mais la raison de Balthazar lui disait qu’il y avait sûrement une explication logique derrière tout ça. Comme toujours, une simple équation aurait pu l’expliquer. Tout était calculable, c’était un fait. Quelques personnes autour d’eux s’étaient retournées dans leur direction, car ils avaient entendu la chute du verre. L’évènement ne semblant pas dramatique, ils reprirent rapidement leur position initiale sans plus d’inquiétude. La sonnerie continuait. Bzzzz. Bzzzz. Bzzzz. Balthazar sentait le besoin irrépressible d’attraper le téléphone à pleine main. Cela faisait déjà 42 minutes qu’il n’y avait pas touché. Plus par besoin physique de contact avec le téléphone que par réel désir de répondre, sa paume le chatouillait. Malgré ce manque intense, il n’osait pas le prendre vu le regard accusateur que Stéphane posait sur lui. Pour ne pas se laisser aller à la tentation, il se leva et alla recommander des bières.

Arrivé au comptoir, il sentait que son bras tremblait encore comme si la vibration s’était propagée à travers ses muscles. Il essayait de reprendre ses esprits et demanda au barman « une blonde et une ambrée pour mon ami ». Le barman regarda par-dessus l’épaule de Balthazar en direction de la table où il est installé, il semblait interloqué. Il servit les deux bières, trop mousseuses par manque d’attention, car il ne cessait de jeter des regards vers « son ami ». Dans la foulée, Stéphane en profita pour demander une éponge afin de frotter le fond de bière qui avait coulé sur la table.

Lorsqu’il revint, il fut soulagé de voir que le téléphone avait cessé de vibrer. Balthazar fit remarquer à son ami le côté étrange de l’incident qui s’était déroulé sous leurs yeux. La réponse de Stéphane fut que rien ne justifiait le fait de répondre à un appel lorsqu’ils étaient à deux. Rien. À l’intérieur de lui, ses propos étaient beaucoup moins modérés que ça. Résigné, Balthazar se décida à simplement ranger son smartphone dans sa poche pour en finir une bonne fois pour toutes avec ces étrangetés, mais Stéphane l’arrêta net. « Il est trop tard pour faire marcher arrière », dit-il. Sa réaction était déconcertante, voire carrément contradictoire. Cependant Balthazar obéit à nouveau et laissa l’objet inanimé gésir sur la table. L’ambiance entre les deux hommes était passée de froide à glaciale. À l’extérieur aussi. « Ça empire dehors », osa lâcher Balthazar en tentant tant bien que mal de détendre l’atmosphère. Il manquait cruellement de sujet de conversation et se laissait bercer par des banalités. « T’as encore rien vu », répondit Stéphane d’un ton narquois. Ne sachant désormais plus où donner de la parole, Balthazar entama sa deuxième bière en silence. Stéphane fit de même, les yeux plongés dans ceux de son ami. À Bruxelles, il n’avait pas encore créé une amitié semblable à celle qu’il avait avec Balthazar. Certes il était impossible de rattraper avec un étranger les années d’enfance passées ensemble, mais même une simple amitié durable était compliquée à tisser dans la capitale belge. Les gens ont l’habitude d’en rencontrer beaucoup d’autres, ils sont habitués aux inconnus, étrangers et voyageurs. Les Bruxellois ne sont pas toujours de Bruxelles d’ailleurs : ce sont des Wallons qui vivent à la capitale depuis quelques années, des Français qui ont étudié là et qui s’y sont ensuite implantés ou alors des expats qui voient Bruxelles comme un grand campus européen où on se plait sans s’attacher. Les Flamands ? Un mystère pour lui, il n’en avait jamais rencontré et ceux qu’il entendait parler dans la rue n’étaient sans doute que de passage. Au final, la Belgique était similaire en de nombreux points au Grand-Duché du Luxembourg. À l’unique différence que lorsque deux Luxembourgeois se nouent d’amitié, ils resserrent bien fort les liens qui les unissent pour ne pas se perdre parmi la foule venue d’ailleurs. Ce n’était donc pas les 220 kilomètres qui séparaient Stéphane et Balthazar qui allaient les éloigner. Certes, cela représente le bout du monde pour les Belges comme pour les Luxembourgeois, mais leur amitié n’avait nulle pareille pour l’un comme pour l’autre. Pourquoi leurs retrouvailles se passaient si mal alors ? Ce n’était pas la première fois que Stéphane revenait, la frontière entre eux d’eux n’avait jusqu’à présent posé aucune barrière, cependant ce jour-là, la distance physique affrontait une distance moins mesurable même si plus tactile. Et celle-ci ne cessait de croître.

Les deux hommes étaient en train de porter leurs verres à la bouche lorsque le téléphone trembla à nouveau. L’entièreté du bar aussi. Ça, c’était nouveau. Balthazar lâcha sa bière qui explosa au sol. D’autres verres se brisèrent et lui firent écho. Écho. Écho. Écho. Des soubresauts ricochaient à travers la clientèle, comme transmis d’être en être. Les « ah » répondirent aux « oh » qui eut même répliquaient aux « ah ». Les bouteilles au-dessus du bar clinquèrent. Le barman s’en éloigna de crainte d’en recevoir une sur la tête. Les vitres du pub vibraient au rythme du smartphone et la pluie s’y mettait aussi en chœur. Même les flammes du feu ouvert s’agitaient anormalement. Il eût fallu attendre une longue minute pour que la secousse cesse, juste au moment où le téléphone se tût. Un tremblement de terre ? C’était un phénomène totalement impossible au Luxembourg. Pourtant cela avait bien eu lieu, dans ce lieu si reculé de la rencontre entre deux plaques tectoniques. L’inquiétude se lisait sur chaque bouche. Ce qu’il y avait de plus étrange n’était pas le tremblement en lui-même, mais le comportement de Stéphane durant l’évènement. Stoïque, il avait continué de boire sa bière tout à fait normalement. Aucune surprise ne s’était lue dans son regard. Il reposa délicatement son verre sur la table tandis que Balthazar s’attelait à aider les serveurs qui nettoyaient les morceaux de verre étalés au sol.

Au moment où Balthazar se rassit face à Stéphane, son excitation était redescendue. Il enfonça ensuite une porte ouverte : « c’est le téléphone, c’est l’épicentre du séisme. » Sans considérer les propos de son ami un seul instant, le Bruxellois rétorqua d’un simple : « Arrête de boire. » Et Balthazar obéit. Bien qu’il se fût de nouveau laissé faire taire, il était certain de sa théorie. Il regarda autour de lui pour voir si d’autres personnes avaient remarqué cette corrélation. Il fut déçu de constater que personne ne leur prêtait attention. Les gens étaient déjà bien trop inquiets comme ça. Appels, messages, surfs, chacun tentait à sa manière de se renseigner sur l’évènement extraordinaire. Littéralement le nez sur leurs téléphones, ils ne regardèrent même pas en direction des fenêtres pour voir si le temps était désormais propice à rentrer chez eux, dans leurs confortables logis. Non, ils utilisaient l’app météo de leur smartphone pour leur fournir cette information qui était à portée de regard. À leur grand désarroi, la tempête rugissait d’intensité. S’y aventurer aurait été grotesque. L’Alzette, d’habitude si calme, semblait en alerte. Elle produisait des vagues que nul ne lui avait jamais vues auparavant. Prisonnier des éléments comme toutes les autres personnes du bar, Balthazar se rendit aux toilettes afin de s’isoler un peu. Il n’avait aucun besoin pressant, si ce n’est celui de faire une pause de l’agitation générale et surtout de son ami. Étrangement, celui-ci ne dit mot lorsque Balthazar quitta la table. Son expression était suffisamment éloquente.

Appuyé contre le lavabo en émail blanc, Balthazar se faisait face à lui-même dans le miroir. Il se mouilla le visage, les mains tremblotantes. L’eau lui ruisselait sur les joues comme la pluie dehors, sur les fenêtres. Ou bien étaient-ce des larmes ?

« Je ne comprends pas ce qu’il se passe ! Je ne comprends rien ! Il y a certainement bien une raison à tout ça, une explication logique. Un cataclysme ? La situation géographique du Grand-Duché rend cette théorie totalement impossible. À moins que… Non, ce n’est pas Stéphane ! Il n’y peut rien ! Qu’aurait-il pu bien faire après tout ? Il était juste là, assis en face de moi. Comment aurait-il pu faire quoique ce soit de cette ampleur ? Il n’a pas changé cela dit… Égal à lui-même. Après tout ce temps, je reste toujours aussi faible devant lui. Égal à moi-même, moi aussi. Faible. Toujours sous son influence néfaste… Non, non ! Il est bon ! Je suis si content qu’il soit là aujourd’hui… je crois… Il me mène à la baguette, ça je le sais ! Mais j’en suis conscient, je ne suis pas soumis, donc ! Plus jeune il m’a toujours aidé, il m’a défendu face à ceux qui voulaient s’en prendre à moi. Ce n’est pas pour ça qu’il peut faire ce qu’il veut avec moi ! Il faut dire qu’il est un peu douteux aujourd’hui… voire, malsain. Après tout, je suis adulte maintenant. J’ai un travail, une femme, bientôt un enfant. Je n’ai plus besoin de sa protection, il habite à Bruxelles en plus ! Loin de moi ! Trop loin pour m’influencer. C’est fini. J’arrête pour de bon. Je déconnecte. »

Au terme de son entrevue avec lui-même, Balthazar se promit de mettre fin à sa soumission. Il referma bruyamment la porte des toilettes et se dirigea d’un pas ferme vers son ami. Non, pas vers « son ami ». Vers « Stéphane ». Son dos assis se présentait d’abord à lui. Balthazar le fixa, bien décidé à ne plus se laisser faire. Mais à mesure qu’il avançait, son ardeur diminuait, sa vitesse de pas aussi. L’aura qui entourait Stéphane lui donnait la peur au ventre. Sur les dix mètres qu’il avait parcourus des toilettes à la table, il avait petit à petit semé sa confiance derrière lui. Sauf que rien n’en germa.

Il s’assit doucement. Stéphane lui sourit. Les deux hommes burent une gorgée de bière en même temps, presque mécaniquement. Balthazar osa ouvrir la bouche pour commencer à parler. « Stéphane, ça… faut arrêter de… » Stéphane avait plongé son regard dans celui de Balthazar, prêt à bondir. Balthazar n’eut pas le temps d’aller au bout de sa pensée qu’il sursauta sur son siège : le smartphone avait recommencé à faire trembler la Terre. Le séisme avait supplanté la secousse. L’immeuble entier se déracina. Les clients se mirent à l’abri sous les tables, comme ils avaient vu faire dans les films. Balthazar voulut faire de même, mais Stéphane agrippa ses mains pour les clouer à la table. D’une force surhumaine, il lui donna l’ordre de rester immobile. La virulence de Stéphane cloua Balthazar sur place. Autour d’eux, les clients expulsèrent des cris viscéraux. L’onde de choc traversait tout le bâtiment et sortait tout le monde de sa torpeur. Un chaos inopiné s’empara de la salle, alliant hystérie et frénésie. Les visions étaient troubles et les réactions incertaines. Les bouteilles éclatèrent, les vitres volèrent en mille tesselles, les lustres suspendus s’effondrèrent. Les gens et le vent hurlaient à l’unisson. La pluie, devenue grêle, s’était aiguisée en millions de minuscules poignards qui s’abattaient sur ses proies, déjà à genoux dans les éclats de verre. Sous les tables, des malheureux survivants narguaient des victimes de chandeliers assassins ; tous n’avaient pas eu le réflexe de se protéger et en payèrent le prix de leur vie. Au sol, l’alcool et le sang formaient une mixture épaisse et macabre. Dont le sang des deux amis ne faisait pas partie.

Par un implausible miracle, Stéphane et Balthazar étaient sains et saufs lorsque le tremblement de terre – et le téléphone – cessa. Les rescapés se mirent à appeler les secours, à secourir les blessés ou à courir à l’extérieur. Une femme pleurait son mari à terre, assommé par le châssis d’une fenêtre. Terré dans un coin, un enfant sommait sa mère, introuvable. « Reste-là. » Alors que Balthazar voulait aider les victimes, Stéphane persistait à affirmer son immuable emprise. L’introspection du jeune banquier devant le miroir n’avait pas eu le moindre effet bénéfique. La tempête, les sirènes d’urgence, les victimes et secouristes, tout autour d’eux s’agitait. Tout et tous, sauf les deux hommes. Ils ne bougeaient pas de leur table, comme isolés de ce tourment, immobiles dans le torrent. « Je suis venu pour toi, tu es là pour moi. Pas pour les autres, pas pour ton téléphone. Il n’y a rien à faire pour ces gens. C’est trop tard. Leur destin est scellé quoiqu’il advienne. Et le tien aussi. Tu es impuissant face aux éléments qui se déchaînent. Tu penses être en mesure de faire quelque chose, mais il n’en est rien. Tu vas rester assis. Avec moi. Sans broncher, sans bouger. Oubliez les autres. Pense à moi, ton ami. Ne me laisse pas pour ces inconnus sans importance. Leurs vies ne valent rien. Il n’y a que toi et moi ici. À deux, pour toujours. Regarde-moi ! REGARDE-MOI ! »

Balthazar obéit à nouveau tandis qu’un feu ardent brûlait dans les yeux de Stéphane. Son détachement de la situation était incompréhensible. À bout de souffle, Balthazar luttait de tout son être pour se défaire de cette emprise malsaine et aider ces pauvres gens. Il s’efforçait à essayer de briser les ficelles invisibles avec lesquelles son « ami » le manipulait. Cependant il était trop faible pour agir. Plus il résistait, plus son énergie s’évaporait dans l’atmosphère. Malgré que les éléments fouettassent son corps et celui de Balthazar, les deux hommes restaient stoïques.

« Alors, tu es parti en vacances récemment ? » L’incongruité de la question décrocha la mâchoire de Balthazar tandis qu’un secouriste tentait de retrouver les morceaux de celle d’une victime. Le bar se remplissait de pompiers, policiers, urgentistes. Ils avaient secoué les deux hommes pour savoir s’ils étaient en bonne santé, mais ils ne purent leur soutirer une réponse. Ils jugèrent qu’ils étaient vraisemblablement sains, si ce n’est chamboulés, et s’affairèrent donc à aider les vrais blessés dont la vie était inéluctablement en danger.

Balthazar était anesthésié face au désastre environnant. Le vacarme était pourtant assourdissant, toute la vallée de l’Alzette faisait résonner les cris et les pleurs. La pluie ne parvenait pas à les étouffer et le vent les transportait au loin. Chose étrange, des badauds s’étaient attroupés devant le bar. Visiblement en parfaite santé, ils ne semblaient pas avoir été touchés par le séisme. Comme si celui-ci n’avait pas osé frapper aux portes voisines. Comment était-ce donc possible ? Le tremblement de terre avait pourtant été d’une extrême intensité ! Parmi les badauds, certains valeureux s’empressèrent d’aller aider des rescapés de la catastrophe. Tandis que pendant ce temps-là, Stéphane et Balthazar échangèrent sur les derniers résultats des matchs de foot. Le pauvre Balthazar semblait avoir été extirpé à l’extérieur de lui-même, inexorablement soumis à l’emprise de Stéphane. Des gens courraient tout autour d’eux, ils les frôlaient, les bousculaient, mais ils restaient ancrés dans le sol.

Avec toujours autant de stupeur, Balthazar fut sonné lorsque son téléphone se mit à vibrer une ultime fois. Groggy, en semi-sommeil, il laissa ses yeux tomber péniblement en direction de l’appareil.

Néant. Silence et puis, de l’eau. L’Alzette était sortie de son sillon. Il ne fallut qu’un instant pour qu’elle inonde les ruines du bar, emportant débris et corps sur son passage. Les survivants du pénultième séisme ne l’étaient plus. Les badauds devinrent victimes. La Terre tremblait au moins 5,7 fois plus fort que la dernière fois, compta Balthazar. L’intensité du tremblement de terre était constante, mécanique. Le téléphone n’avait pas bougé de la table, celle-ci ne s’était pas décollée du sol. Sa surface plane avait réussi à rester à la surface, immobile et invincible. Balthazar était un véritable miraculé du chaos dans lequel il baignait, l’Alzette semblait le contourner comme un immense rocher. La rivière avait pris possession du bar et atteignait au moins un mètre cinquante de hauteur. Le regard impassiblement fixé sur son téléphone, Balthazar ne remarqua que tardivement que son ami s’était évaporé. Entièrement volatilisé. Sa disparition lui donna enfin la permission de répondre à l’appel. Aussi incongru que fût ce geste, Balthazar prit naturellement son téléphone et le leva face à lui pour le déverrouiller. Son visage cadavérique se refléta un instant sur l’écran noir. Balthazar avait reçu un message.

Stéphane : « Je suis en route, j’arrive. »

Laisser un commentaire